Papa, c'est à toi que je m'adresse: te voilà parti et il est coutume de faire l'éloge des gens qui partent. D'ailleurs, on a toujours tendance à attribuer plein de qualités aux personnes qui meurent .
Mais qu'en est- il de toi ? Que pourrais- je bien dire ? Quel homme pourrais- je décrire ? Qui étais- tu donc ? Difficile de répondre à ces questions. Combien de personnalités habitais tu ? Qui aurait aujourd’hui la prétention de dire qu'il te connaît par cœur ? Sûrement pas moi...
En préparant cette cérémonie , j'ai découvert/redécouvert des photos , des souvenirs... Et que voit-on sur ces photos ? Un homme heureux aux côtés de ses enfants, un homme amoureux, avec les femmes qui ont compté pour lui, un homme qui aimait rire et faire rire en imitant, en grimaçant ,ou en se déguisant, un grand joueur de boules de fort … Multiples sont tes facettes. Mais que sont les photos si ce n'est des images figées ? Ces photos pleines de joie et de sourires sont aussi rares que
mes bons souvenirs. Bien sûr ces moments ont existé , ils étaient seulement bien enfouis au fond de ma mémoire. En regardant les images , soudain je me rappelle : je me rappelle l'admiration que j'avais pour toi quand tu nous faisais rire avec tes talents d'imitateur, je me rappelle à quel point je te trouvais beau , je me rappelle comme j'étais fière à chaque fois que tu ramenais une coupe à la maison. Oui, je me rappelle de tout ça. Mais pas naturellement. En fait , je les avais oubliés ces moments ,aussi précieux soient ils.
Et à ton avis , papa , pourquoi les ai-je oubliés ? Je les ai oubliés car ils ont été trop rares , trop courts , trop succincts pour avoir résisté au temps. Ils ont été balayés par les autres souvenirs de toi ,ceux qui sont là , bien intactes dans ma mémoire. Pour ces souvenirs là pas besoin de photos … Ces souvenirs là , ce sont des sensations , des douleurs et du chagrin , trop de chagrin. Ces souvenirs là ce sont des cris , de la violence, des mots qu'un papa ne devrait jamais dire à sa petite fille mais qui
restent gravés à jamais. Comme une trace indélébile. Je t'ai détesté pour tout ce que tu représentais.
J'ai espéré , prié pour que tu disparaisses de nos vies. Un homme méchant, un mari brutal et un père qu'on ne peut qualifier de tel. C'est aussi ça l'homme que tu étais , un homme rempli de colère et de brutalité. Il n'est plus temps de faire ton procès. Je vivrai avec ce regret toute ma vie , celui de ne
jamais avoir eu le courage de te dire toutes ces choses de ton vivant. J'en ai eu l'occasion pourtant mais c'est finalement comme si , malgré les années, j'étais restée cette petite fille morte de peur à l'idée que tu rentres à la maison.
J'ai pourtant cru à ton changement . Des personnes t'ont tendu la main mais il semblerait que les démons qui t'habitaient aient toujours été plus forts que toi. Je ne crois pas que l'être humain soit foncièrement mauvais. Je crois juste qu'il y a des mal- êtres qui ne s'expliquent pas.
Voilà papa , c'est comme ça que mes jolis souvenirs s'en sont allés et que le pire est resté dans ma mémoire. Tu les a abîmés mes jolis souvenirs.
J'aime cette date du 21 janvier , jour d'anniversaire de ton papa , de mon grand père que j'ai tant aimé. Mais désormais jour aussi de ton départ. Et c'est comme si ,encore une fois, avant de partir , tu abîmais de nouveau un de mes jolis souvenirs. Une façon aussi peut-être d'être sûr que je ne t'oublierai pas.
Alors un mauvais mari oui , un mauvais père également mais un bon copain semble t -il. Je suis heureuse d'avoir pu rencontrer des gens qui te côtoyaient tous les jours , des commerçants, des
boulistes, une banquière, une employée de mairie. Tous s'accordent à dire que tu étais quelqu'un de sympathique et d'agréable. Quelqu'un de bien . Et c'est tant mieux. Je crois au changement et même si il est arrivé trop tard me concernant , je suis heureuse de voir que tu avais trouvé une certaine sérénité dans ces relations amicales. Et si des gens ont une bonne image de toi , il est important qu'ils la gardent précieusement. C'est important, pour nous , tes cinq enfants.
Le temps a passé , nos appels se sont espacés jusqu'à disparaître. Il faut dire que nous n'avons jamais eu grand chose à nous dire. Tu m'as toutefois transmis cet amour pour le football. Et nous ne parlions quasiment que de cela. Mais là encore, il fallait que nous ne soyons pas d'accord . Toi supporter inconditionnel de Saint-Étienne et moi fan de Lyon...
Avant de te dire au revoir j'aimerai malgré tout te remercier.
Même si mon enfance fut dure , elle a fait de moi une femme solide et une mère aimante.
Cette fois on y est, l'heure de te dire au revoir est arrivée. Tu sais papa, tu peux partir tranquille. Je te pardonne même si je n'oublie rien . Je ne sais pas si tu m'as aimée un jour. Je ne sais pas non plus si je t'ai aimé un jour. Mais ce que je sais aujourd’hui c'est que je suis soulagée. Tu pars tout là-haut , maman t'as précédé il y a 6 mois et même si la vie vous a séparés , c'est comme si aujourd'hui vos destins restaient étroitement liés. Finalement avec vous deux ce sont tous les fantômes du passé qui s'en vont . Je referme le livre et je vis, sans aucune ombre derrière moi.
Bon voyage papa , je te souhaite de trouver là-haut la paix que tu n'as pas su trouver ici. Je te dis Adieu sans amour peut être mais surtout sans haine.
Ta fille, Charlène.